Eric-Emmanuel Schmitt & Jodie Devos: rencontre sous les projecteurs

En tant que GAEL Guest, Éric-Emmanuel Schmitt devait nous suggérer une expérience à vivre pour ce numéro. Sans hésiter, il a choisi de rencontrer la jeune soprano belge Jodie Devos, réjouissante deuxième place au Reine Élisabeth de 2014. Une interview croisée d’Anne-Sophie Kersten. Photos: Filip Van Roe.

Éric-Emmanuel Schmitt: « J’ai découvert Jodie par le concours Reine Élisabeth et j’ai tout de suite été subjugué par son naturel. Alors que le chant est quelque chose de très artificiel, Jodie est arrivée à un rayonnement naturel dans sa personnalité, dans sa voix, sa présence sur scène. Et j’ai aussi eu un effet de superposition : Jodie a quelque chose de Danielle Darrieux jeune, cette espèce de clarté naturelle de la voix, de l’articulation. Danielle, qui a joué à 87 ans un de mes textes les plus lus dans le monde, Oscar et la dame rose. »

Éric-Emmanuel, vous parlez de la simplicité du chant de Jodie. À vous lire, on pourrait aussi imaginer qu’écrire est simple.

ÉES: « Dans nos arts, s’engager sur la voie de la simplicité demande énormément de travail. La simplicité, ce n’est pas le simplisme, c’est la résolution de toutes les difficultés. »

Que faut-il faire pour écrire simple ?

ÉES « C’est un travail de réduction, du risotto. Si je n’étais pas agrégé et docteur en philosophie, je n’arriverais pas à une expression aussi ramassée. Je cherche des phrases d’une densité telle qu’elles peuvent appartenir à l’autre. »

JD « C’est la même chose en musique. On a besoin d’apprendre énormément et de posséder une large palette d’outils. Ça nous dépasse un peu quand on est jeune chanteur. On est vraiment l’artiste au sommet — et moi, je suis encore loin de tout ça ! — lorsqu’on les maîtrise si bien qu’on peut les désapprendre. Alors le public ne voit pas un chanteur qui essaie de faire un air extrêmement compliqué, mais il assiste à une incarnation. »

Là où on enlève des mots à l’écrit, qu’enlève-t-on en chant ?

JD « Des pensées parasites, comme “Pense à ouvrir ta mâchoire”, “Ai-je bien mis mon accessoire au bon endroit ?” Ce sont des choses importantes dans le spectacle vivant, à très bien préparer, mais qui, au moment de l’air, ne doivent plus être prises en compte. On essaie de ne plus être que dans l’instant. »

Éric-Emmanuel, vous dites parfois : « J’ai découvert que j’étais écrivain. » Et non : « J’ai décidé... »

ÉES « Mon entourage a compris tôt que j’étais écrivain. Pas moi. Enfant, j’écrivais des histoires, mais je pensais que tous les petits garçons et petites filles faisaient ça. On ne se rend pas compte de sa singularité. C’est quelque chose de sourd, qui revient plusieurs fois et qui s’impose. »

Et vous, Jodie, quand avez-vous découvert votre voie ?

JD « Je savais déjà que je voulais être chanteuse à 11 ans. L’envie de suivre des cours de musique est née en assistant à une audition de piano de copains. Là, j’ai fait un peu de solfège et du piano. Je jouais plutôt Michel Berger que Chopin et Mozart. Mais ma prof de piano, qui avait remarqué que je chantais, me faisait plus souvent chanter que jouer... »

ÉES « Le désir de chanter vous est venu d’entendre chanter les autres ? »

JD « C’était là dès le départ. À 3 ans, j’inventais des chansons. On en a toujours des cassettes à la maison. Ce désir s’est renforcé lors d’un stage de chant choral à 5 ou 6 ans. À 11 ans, j’avais déjà décidé que je ferais le Conservatoire. Le moment venu, j’ai donc passé l’examen d’entrée. Au départ, l’idée était d’apprendre les bases classiques pour devenir chanteuse pop. Puis une prof m’a conseillé d’aller à Londres, donc j’y suis allée... »

« Ma mère a été championne de France de course et mon père champion universitaire de boxe, mais cela ne les a pas empêchés de m’emmener au ballet, au concert, à l’opéra. »

Dans votre famille, on écoutait quoi ?

JD « C’était plutôt Queen, Led Zepplin, Eric Clapton, et surtout Pink Floyd. »

Et chez vous, Éric-Emmanuel, vos parents lisaient ?

ÉES « Oui. Ma mère a été championne de France de course et mon père champion universitaire de boxe, mais cela ne les a pas empêchés de m’emmener au ballet, au concert, à l’opéra. À la maison, il y avait énormément de livres. Et beaucoup de disques, Barbara, Brassens, Brel... et aussi Mozart, Bach, etc. J’ai connu la musique classique très tôt. À 9 ans, je me suis mis au piano. Plus tard, j’ai fait le Conservatoire. »

Vous jouez souvent ?

ÉES « Je n’ai pas beaucoup le temps. Pour moi, le piano c’est une grande paire de lunettes dont je me sers pour lire la musique. Pour le plaisir d’avoir lu, de comprendre, d’être “entré dans la cuisine”.

Que feriez-vous, Jodie, si un jour votre voix ne répondait plus ?

JD « J’ai plein de projets. Une maison d’hôtes dans le Sud de la France ou en Toscane. Apprendre la cuisine, car j’ai un héritage culinaire assez important (son papa produit du foie gras, NDLR). J’adorerais devenir prof de chant, me lancer dans le théâtre. Je fais du jazz... »

Une critique négative, ça vous fait quoi ?

JD « À l’opéra, elle est sans pitié. Mon sang descend dans mes pieds, mes jambes se dérobent et je remets mon monde en question. »
ÉES « Eh là, il ne faut pas ! »
JD « Je me dis qu’il y a une raison... Ou pas. »
ÉES « Souvent, les critiques parlent d’eux et de ce qu’ils attendent, eux. Pas forcément de ce que l’artiste propose. Il faut savoir garder une distance avec ça. »

Que chantez-vous quand vous êtes seule ?

JD « Je ne chante pas tant que ça. Par contre, ça chante perpétuellement dans ma tête. En ce moment, j’entends un duo de deux collègues, un passage des Indes galantes : “Ah Seigneur, quel beau jour...” »

Et vous, Éric-Emmanuel, vous chantez ?

ÉES « Comme un cheval de cirque ! Ça chantonne aussi beaucoup dans ma tête. Parfois, un air m’apprend ce que je pense vraiment. Il m’est arrivé par exemple d’être séduit par quelqu’un et de m’en rendre compte parce que j’avais un air de Samson et Dalila dans la tête... »

L’air est joyeux pour tous les deux.

ÉES « Spinoza disait : “La joie décuple le pouvoir de faire.” »
JD « Oui, je refuse d’être malheureuse dans ma vie. J’ai été une adolescente extrêmement mélancolique. J’ai remarqué que la musique que je choisis d’écouter est comme la B.O. de ce que je vis ou ressens. Du coup, quand je sens que j’écoute un peu trop de musique déprimante, je refuse, je change. »
ÉES « Ça veut dire qu’elle ne veut pas être victime d’elle-même, ce qui est une bonne position dans la vie. »

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