Rencontre: Simon de Pury, le Mick Jagger des commissaires-priseurs

On l’appelle le Mick Jagger du marché aux enchères. Le commissaire-priseur, ex patron Europe de Sotheby’s est aussi le gardien de l’Accessible Art Fair, à Bozar du 10 au 13 octobre. Conversation avec Simon de Pury sur Goya, Godzilla et ses superstitions. Et sur les pommes aussi… Par Lene Kemps.

Il porte son traditionnel blazer à double boutonnage – « Je suis barbant, je porte la même tenue depuis 45 ans. Il y a des gens qui croient que je n’ai qu’une seule veste et un seul pantalon, mais j’en ai toute une garde-robe » – et il parle avec cet accent suisse qualifié par  les Américains d’onctueux comme un Brie’. Simon de Pury (67) est une star dans le monde de l’art. Le personnage principal dans la documentaire sur BBC ‘The Man With the Golden Gavel’, le mentor de Tim Gunn dans un show de télé-réalité américain ‘Work of Art: The Next Great Artist’ est un grand nom auprès des galeries et collectionneurs du monde entier.

Partisan des voies alternatives pour promouvoir l’art et les artistes, il est membre du jury de The Accessible Art Fair (ACAF), à Bruxelles du 10 au 13 octobre.

Simon De Pury avec Stephanie Manasseh, fondatrice de l’ACAF

Nous l’avons rencontré juste avant le début d’une longue journée d’inspection des oeuvres.

Comment faites-vous pour analyser autant d’œuvres d’art pendant toute une journée ? Pouvez-vous rester impartial?

« Regarder l’art est un élément essentiel de ma profession, c’est ma passion. C’est comme la musique : plus on entend, plus on construit des références et acquiert de connaissances. On développe un œil comme on développe une oreille. J’essaie avoir l’esprit ouvert. Le premier regard doit être pur, sans préjugé et sans attentes. Si l’œuvre m’interpelle, je m’immerge, je me penche sur l’artiste et son histoire.

On doit voir beaucoup d’art aujourd’hui, ça nécessite beaucoup de concentration, même pour moi. Mais c’est toujours mieux que pour le reality show ‘The Next Great Artist’ : on a dû voir 1500 artistes pour pouvoir choisir les douze candidats de l’émission ! A Los Angeles, Miami et New York, des gens avaient dormi dans la rue avec leur portfolio, dans l’espoir d’en faire partie. Toutes les deux minutes, un autre candidat entrait ! C’était la folie. Et j’ai alors pu constater que les artistes qu’on voyait après la pause-café semblaient beaucoup plus intéressants que les malchanceux qui passaient juste avant le break... Cela en dit long sur le jugement objectif. C’est fatiguant, regarder l’art. »

« On absorbe tellement d’images de nos jours que ce serait bien si on pouvait vider la tête de temps en temps. »

Un jour, j’étais membre de jury pour une compétition de parfums. On humait un grain de café entre chaque fragrance pour neutraliser le nez. Y a-t-il un équivalent pour les yeux?

“On devrait peut-être essayer quelque chose : fixer un mur blanc ou la neige sur une télévision mal réglée. Si ça marche, ça pourrait servir à tout le monde. On absorbe tellement d’images de nos jours que ce serait bien si on pouvait vider la tête de temps en temps.

Mais je ne vais pas me lamenter de la culture de l’image d’aujourd’hui. Ce qui est intéressant, c’est que tout le monde peut devenir curateur et éditeur, chacun de nous peut faire ses propres choix. De nos jours, tout le monde est photographe, artiste et directeur de son propre musée. J’ai cinq enfants, dont quatre sont adultes (40, 38, 36 en 35. La fille cadette a 8 ans). Enfants, ils n’avaient pas Instagram et compagnie. Pour stimuler leur œil, je leur demandais de temps en temps d’acheter trois cartes postales, et ils devaient m’expliquer leur choix. Qu’est qui te plait, qu’est ce qui t’a excité ? Pourquoi ces trois-là ? Aujourd’hui, je vois tout le monde faire des images, sélectionner, développer une vision. En soi ce n’est pas une mauvaise évolution. »

Vous venez du monde très traditionnel des salles de vente et des collectionneurs. On vous reproche de défendre l’ACAF?

« Non, curieusement pas du tout. Quand je participais à ‘The Next Great Artist’ en 2010, j’étais inondé de critiques. La reality tv, il s’abaisse vraiment... Mais chaque émission était vue par un million et demi de personnes ! Ça ne pouvait être que bon. Maintenant le monde de l’art sait probablement que je suis en faveur de démocratiser l’expérience artistique. L’ACAF est une plateforme exceptionnelle, accessible à tout le monde. L’art ne doit pas être le domaine des initiés fortunés. Tout le monde peut regarder, tout le monde a le droit à sa propre réaction.

Je veux éliminer le préjugé selon lequel il faut s’y connaître en art avant de pouvoir formuler sa propre opinion. Quand il s’agit de la musique, on peut dire spontanément : j’aime ça, ça m’émeut, ça me rend heureux. Ce devrait être la même chose pour l’art. Mais l’art est toujours un peu intimidant. Les gens n’osent pas dire leur opinion spontanément. Ils se sentent obligés d’approcher l’œuvre d’une façon intellectuelle. Moi, je trouve que chaque réaction est légitime et justifiée. Laisse parler ton cœur et ton ventre, comme pour la musique. »

Votre cœur et votre ventre parlent toujours ?

« Absolument. Quand il y a quelque chose que je trouve beau et fascinant, j’ai une réaction physique. Des frissons. Les poils qui se dressent. Après un tel boost de sérotonine je continue à chercher, et ce sont ces moments-là qui m’empêchent de devenir blasé. L’art m’étonnera et me surprendra toujours. Peut-être est-ce ma nature. J’ai toujours aimé la culture high et low. Je regarde avec le même plaisir une peinture de Goya – son ‘Perro semihundido’, petit chien mi-noyé, a quelque chose de magique, cet œuvre vous trotte dans la tête – et ma collection de figurines de Godzilla, j’en ai deux cent. Je vois la beauté dans tant de choses. Ce ne doit pas même être de la beauté, parfois c’est un élément visuel qui m’intrigue. Chez nous, on a un vase de Picasso et une lampe d’Olafur Eliasson, mais j’ai aussi des tasses à café Spiderman. Je crois que ce mix m’aide à garder ma fraîcheur. »

« La vraie laideur peut fasciner. C’est la médiocrité qui blesse. »

Si vous appréciez tant la beauté, la laideur peut-elle vous blesser ?

“La vraie laideur peut fasciner. C’est la médiocrité qui blesse. Un jour, ma famille et moi étions dans un hôtel dont l’intérieur était si prétentieux que ça me rendait physiquement malade. Mes enfants trouvaient ça drôle, mais on est allé dormir dans un autre hôtel parce que je ne pouvais pas rester. Ça n’a rien à voir avec manque de luxe, mais avec manque d’authenticité. »

Croyez-vous que l’ACAF est nécessaire ? Ne peut-on pas dire : si un artiste ne trouve pas de galeriste, c’est qu’il ne vaut probablement pas la peine d’être découvert?

“Adolescent, je voulais devenir artiste, et tout ce dont je me souviens est qu’il était très difficile d’accéder à une galerie. Ce sont des bastions. Dans le temps, c’était la seule voie, on devait connaître les art dealers et galeristes importants, autrement on était perdu. Ça ne peut pas être juste. Evidemment, les galeries ont leur valeur : elles découvrent, sélectionnent et modèlent. L’ACAF dit simplement: voici ! Et le public choisit. De nouveau, je fais une comparaison avec la musique. Tant de musiciens et groupes trouvent leur public sans intervention des maisons de disque. Pourquoi les artistes devraient-ils rester coincés dans un système dépassé ? Prochainement, je vais organiser une exposition à Londres avec un jeune artiste chilien qui je connais seulement d’Instagram. C’est quand même magnifique qu’à côté du monde des musées et galeries, il existe un tout autre circuit pour établir un nom et une réputation et pour atteindre le public.

En tout cas, l’ACAF n’est pas le seul brouilleur dans le monde de l’art. Il y a des gens comme Swizz Beatz, le mari d’Alicia Keys, rapper, DJ, producteur et amateur d’art. Il organise sa propre art fair : No Commission. Il trouve ses artistes sur les médias sociaux, leur donne un podium, invite Bacardi comme sponsor, organise quelques concerts et voilà: un succès incroyable, maintenant déjà dans plusieurs villes.

Ça a pris du temps, mais le monde de l’art est en mouvement. En Suisse, 25.000 visiteurs du site de vente Qoqa ont acheté ensemble une œuvre d’art de Picasso: ‘Buste de mousquetaire’, pour 1,7 millions d’euros. Pas sa meilleur œuvre mais néanmoins un vrai Picasso, dont ils sont les fiers propriétaires, et dont ils peuvent disposer ensemble.»

Vous vouliez devenir artiste, commissaire-priseur était votre second choix ?

« Comme aucune galerie ne me voulait, ma mère désespérée a téléphoné un ami artiste, Ernst Beyeler à Bâle. Il m’a demandé si ma passion pour l’art était physique ou intellectuelle. J’ai dit : ‘Franchement physique.’  ‘Alors tu dois devenir marchand d’art !’ Le trajet qu’il m’a conseillé m’a conduit à Sotheby’s, où je suis resté seize ans. Si j’avais répondu que ma passion était intellectuelle, je serais historien de l’art maintenant. »

On vous connaît comme un commissaire-priseur capable de créer une atmosphère. Vous êtes un showman?

« Absolument. En combinaison avec l’autorité. C’est un rôle qu’on joue. Ça vous surprendra, mais en fait je suis très timide. Etre là sur le podium avec mon marteau est en dehors de ma zone de confort, chaque fois je dois me dépasser. Avant chaque vente aux enchères je suis malade, terrifié. Une heure avant le début je pense : ‘Pourquoi j’ai dit oui ? Pourquoi je me torture ? Personne ne viendra. Personne ne va vouloir acheter.’ Qu’importe si c’est une petite vente ou la vente du siècle, les nerfs sont les mêmes. Quand j’entre la salle, ça va mieux. »

« J’essaie de m’aligner avec le public. Un peu de sérieux, un brin d’humour, une dose de réconfort, et je regarde comment ils réagissent. »

Vous sentez immédiatement si ce sera une bonne vente ?

« Je sens la température : ça va traîner, ou cette salle veut acheter. En tout cas, j’essaie de m’aligner avec le public. Un peu de sérieux, un brin d’humour, une dose de réconfort, et je regarde comment ils réagissent. C’est comme quand je suis DJ : si les gens ne dansent pas, je mets un autre disque. Je suis toujours bien préparé en ce qui concerne le contenu : je connais le catalogue par cœur, et je connais l’histoire et les particularités de chaque œuvre. J’ai étudié le plan de la salle. Quand on arrive à Gauguin, je sais que je dois regarder la chaise droite au troisième rang, où un collectionneur est assis. Bien me préparer et manger ma pomme, c’est tout ce que je peux faire. »

Une pomme ? Pour les vitamines?

« Par superstition, j’ai mes rituels à moi. En 1993 j’étais commissaire-priseur à Regensburg au château de la famille Thurn und Taxis. La maison était pleine de plats de pommes, et chaque jour j’en mangeais une. L’enchère durait six jours, mais moi je ne faisais qu’une des ventes. Et celle-ci a très bien fonctionné. C’était la première fois que le public était si enthousiaste et que la presse parlait de moi. J’étais sur la route du retour quand la princesse Gloria de Thurn und Taxis m’a téléphoné : ‘Tu dois revenir tout de suite et faire les autres ventes aussi. Alfred Taubmann (le président de Sotheby’s) a dit: get him back.’ J’ai donc vendu pendant six jours, et ça a été un triomphe général. Dans ma tête, ce sont les pommes qui sont responsables de mon succès. J’amasse les superstitions. Quand quelqu’un me raconte une étrange habitude qu’il a, je l’adopte. Toucher du bois, ne pas ouvrir les parapluies à l’intérieur, ne pas passer sous les échelles, ne jamais passer le sel directement à la table, mais d’abord poser le pot sur la table avant de l’utiliser. Passer le sel, c’est briser des liens. »

En 2010, vous avez vendu ‘Men in Her Life’ d’Andy Warhol pour 63,4 millions euros. C’est important pour vous, les chiffres ?

« Ça fait partie du tout. L’art a toujours coûté de l’argent. Il faut faire attention à ne pas s’engage dans un faux débat : si tant d’argent est échangé cela signifie que le monde de l’art est vide et uniquement commercial. La valeur du marché n’est pas la seule façon de valider l’art, mais c’est une façon pertinente et importante. »

Vous êtes vous-même collectionneur. Avez-vous déjà regretté un achat ?

« Le Buyers remorse n’est pas quelque chose dont les collectionneurs souffrent. On ne regrette jamais un achat. Même si une pièce se révèle moins exceptionnelle qu’on ne le croyait. Je regrette seulement les pièces que je n’ai pas achetées. Une fois, j’ai vu une très belle Cindy Sherman. Pour Dieu sait quelle raison j’ai fait des problèmes avec le prix, qui était tout à fait acceptable. Jusqu’à ce jour, le manque me poursuit. J’aurais dû acheter cette œuvre. »

  • Accessible Art Fair, 13è édition, 60 artistes, à Bozar Bruxelles, du 10 au 13 octobre. Soirée DJ de Simon De Pury le 12 octobre, nombre de tickets limité.

Qui est Simon De Pury?

Simon De Pury (67) grandit à Bâle et plus tard au Japon. Il fait la connaissance approfondie du monde de l’art dans les salles de vente de Sotheby’s et puis devient curateur de la collection d’art du collectionneur suisse, le Baron Hans Heinrich Thyssen-Bornemisza (1979 – 1986), qui a maintenant son propre musée à Madrid. En ’86 il retourne chez Sotheby’s où il est devient directeur Europe. De 2000 à 2012, il est président et commissaire-priseur principal de Philips de Pury & Company. Il a depuis lancé un site online de vente d’art, il agite toujours le marteau, manie les platines en DJ et conseille les collectionneurs.

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