Détox digitale: on a testé de se déconnecter plusieurs jours
Près d’un Belge sur quatre se dit accro à son smartphone. Dont moi… Mais plus pour longtemps, j’espère ! Car voici mon parcours, de l’addiction vers la délivrance. Par Annelore De Donder.
Verrouillage des applications, plages horaires d’utilisation et frustration... Notre journaliste Annelore De Donder a testé une première détox digitale. Spoiler alerte, ça n’a pas été simple de lâcher son smartphone !
Scotcher à son téléphone
J’ose le dire : je suis addict à mon smartphone. Le Pr Dom, psychiatre spécialisé en addictologie, fort de plus de 30 ans d’expérience, semble me le confirmer : « Même si la dépendance au smartphone n’est pas encore reconnue comme un trouble psychique — il n’existe pas encore de diagnostic officiel —, il est de plus en plus évident que certaines personnes rencontrent ce problème. » Il estime donc qu’on peut légitimement qualifier ma relation problématique avec mon smartphone d’« abus de substance », s’appuyant sur le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-5), une classification qui énumère onze critères sous la rubrique « Troubles liés à l’usage de substances ».
« Plus il y a de critères qui s’appliquent à vous, plus le trouble est grave », précise l’expert. Je coche : « Utilisation plus fréquente et prolongée que prévu », « Tentatives répétées et infructueuses pour réduire ou arrêter », « Fort désir de consommer », « Manquements au travail, aux études ou à la maison en raison de l’usage ». Quatre critères : un « trouble modéré », selon le DSM-5. À partir de six (y compris « Poursuivre l’usage malgré un danger évident »), il s’agit d’un trouble sévère.
La phase procrastination
J’ai besoin d’aide. « Bonjour, Pr Dom, je dois écrire un article sur ma vie sans iPhone. » « L’appareil avec lequel vous m’appelez ? » Aïe, il a raison : techniquement, je ne peux pas me passer de la source même de mon addiction. Notre vie s’est tellement digitalisée qu’il est quasiment impossible de bannir totalement ces outils. Mais il n’est pas nécessaire de le bannir du jour au lendemain, me rassure le psychiatre. « Pour certaines personnes, le smartphone est le principal moyen de contact avec les autres. Il faut plutôt réfléchir à la manière de conserver les aspects positifs et aux stratégies qui peuvent vous aider à réduire les effets négatifs. » Je commence donc, comme il me le conseille, par une analyse SWOT, pour identifier les forces, faiblesses, opportunités et menaces liées à mon usage du smartphone.
Nombre de fois où j’ai activé mon téléphone : 143. Soit environ 9 fois par heure, toutes les 6 minutes.
Du « not » au SWOT
Les forces : je suis joignable, je peux faire du multitasking, je suis au courant de la vie de mes proches — et eux de la mienne —, je connais l’actualité, je suis divertie, inspirée et j’ai un accès rapide à l’information. Les faiblesses : je suis trop joignable, je ressens la pression sociale, je me laisse facilement distraire, je perds du temps et je suis toujours en retard — je ne compte plus les minutes où je « checke vite fait » avant de sortir de la voiture —, ma posture ne ressemble plus à rien et mes yeux sont épuisés, je manque d’attention pour ce qui m’entoure et je m’échappe trop facilement dans le virtuel dès que la réalité devient un peu ennuyeuse ou inconfortable. Les opportunités : je peux utiliser des apps pour mieux contrôler ma consommation des réseaux sociaux. Les menaces : je suis influencée par les fake news, la négativité et les algorithmes, je cours un risque d’atteinte à ma vie privée, mes enfants ont une image faussée de mes priorités réelles et ma capacité de concentration va s’altérer à long terme.
De l’écrire noir sur blanc, ça fait quand même un choc. « Une liste de comportements, de sentiments de culpabilité et de honte que l’on voudrait ne plus ressentir… Voilà en effet les ingrédients de l’addiction », commente le psychiatre. Voilà, voilà. Ajoutez-y les statistiques implacables du temps d’écran dans mon téléphone : en semaine, je passe en moyenne 2 h 30 par jour sur les réseaux sociaux. Avec comme principal coupables Instagram et ses maudits reels (1 h 30), suivis de WhatsApp et Facebook (chacun 30 minutes). Nombre de fois où j’ai activé mon téléphone : 143. Soit environ 9 fois par heure, toutes les 6 minutes. Et on s’étonne de ne plus arriver à se concentrer. Le Pr Dom me dit que 30 à 40 % des utilisateurs ont un usage excessif de leur smartphone. OK. Me voilà « reelment » motivée à m’en sortir.
La phase Brick
Ce n’est pas comme si je n’avais jamais essayé de diminuer. J’ai programmé depuis un bon moment déjà un temps d’arrêt, de 21 à 7 h. Mais je contourne ma propre règle : je clique sur « ignorer la limite » et je me détourne de mon objectif, quart d’heure après quart d’heure. Fidèle à mon analyse SWOT, je reviens tout de même à cette opportunité que propose mon smartphone : utiliser la technologie elle-même pour reprendre le contrôle. Il existe plusieurs apps, comme Freedom, Forest — qui récompense l’utilisateur avec des plantes virtuelles — ou encore Stay Focused, qui bloque certaines applis. Mais je me connais : en bonne toxicomane, je trouve toujours le moyen de contourner. J’ai donc trouvé plus radical : un vrai blocage matériel, une barrière physique. Je vous présente Brick, une app qui permet de sélectionner les apps et sites web que la puce doit verrouiller. Dans mon cas : Insta, Facebook, Pinterest (je ne compte plus mes tableaux), Immoweb (longue histoire) et Outlook — autrement dit : mon petit train de la perdition que je lance machinalement dès que mon pouce touche l’écran.
Mais je me connais : en bonne toxicomane, je trouve toujours le moyen de contourner.
Le blocage matériel
En approchant le téléphone du boîtier Brick, les applis et sites choisis sont chiffrés. Si vous tentez quand même d’y accéder, un écran noir apparaît : « This is a distraction ». Le téléphone est bloqué et si je veux vraiment aller sur Insta, je dois à nouveau me déplacer physiquement jusqu’au boîtier Brick pour débloquer mon smartphone. D’une certaine manière, Brick s’inscrit dans les recommandations du Pr Dom : « Sur la base de votre analyse SWOT, établissez un plan pour chaque jour de la semaine, avec des moments bien précis où vous avez le droit d’utiliser votre smartphone. Le reste du temps, rangez-le hors de portée. » Ou bien je m’appuie sur Brick. Mais j’ai un peu honte, je devrais pouvoir y arriver toute seule, non ? « Tout est bon, si cela vous aide », rétorque le psychiatre. Parfait ! Je dois aussi tenir un journal, où j’écris comment ça se passe, et si je craque, ce qui l’a provoqué.
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La phase de sevrage
Brick fait ce que le médicament Antabuse fait pour les alcooliques : provoquer une réaction physique forte en cas de consommation.
Choisir les moments où je m’autorise — ou pas — à toucher à mon smartphone, je trouve ça difficile. Je me connais, je ne vais pas m’y tenir. Même si le rush matinal devrait m’inciter à le faire : ah, prendre la route à l’heure et sans stress… Au boulot, je ne veux plus m’adonner au swipe nerveux. Et à la maison, je voudrais être focus sur ma famille. Voilà pourquoi, au début, je choisis le scénario « tout ou rien ». Les premiers jours, je bricke sans interruption ; mon ordi est le seul écran autorisé. C’est plutôt confrontant, parce que je ne peux pas m’empêcher d’activer régulièrement mon smartphone devenu inutile, avec son écran noir (« distraction »). Vous imaginez ma frustration. Le psychiatre établit une comparaison encore plus confrontante : « Brick fait ce que le médicament Antabuse fait pour les alcooliques : provoquer une réaction physique forte en cas de consommation. »
Tout ou rien
Du coup, je me mets à utiliser mon téléphone pour d’autres trucs. Euh, surtout pour faire défiler mes photos, en fait. La force de l’habitude. Je me sens obligée de fixer l’écran en mode encéphalogramme plat. Ce n’est pas pour rien que brain rot a été élu mot de l’année 2024, n’est-ce pas. Très vite, je me rends compte que ça ne me procure pas la même satisfaction. Mon smartphone est comme un membre amputé, et j’ai des douleurs fantômes. Je suis gênée de le dire, mais tout devient… un peu ennuyeux. « Ce sont les stimuli de dopamine qui vous manquent », explique l’addictologue. Quand je décide d’ouvrir Instagram sur mon ordinateur, c’est la déception : ma consommation a manifestement un autre format de prédilection.
Mon smartphone est comme un membre amputé, et j’ai des douleurs fantômes.
Comme c’est mon anniversaire, je m’offre une journée sans Brick et avec Instagram. Célébrer, ça se fait aussi en ligne, de nos jours. Et même si les messages adorables me touchent, le reste du contenu me déprime un peu : tout à coup, l’absurdité de tout ça me saute aux yeux – la quantité démentielle, l’insignifiance aussi. Mon feed est pollué par les news sur l’affaire Puff Daddy, dont, je le réalise après-coup, je préfère ne pas connaître les détails. Le lendemain matin, j’oublie mon boîtier Brick à la maison. Je suis un oiseau pour le chat digital : comme avant, je ne lâche plus mon écran. Et ce soir-là, je me jette sur Diddy, Cassie et tout le reste. Soupir.
Les heures sans
Je décide de débloquer Brick à trois moments fixes les jours de semaine, que je balise par une alarme : de 8 h à 8 h 15, de 12 h 45 à 13 h, et entre 20 h et 20 h 30. Cette petite heure quotidienne me semble raisonnable, ça me permet de rester au courant et je peux encore poster l’une ou l’autre petite contribution aux débats de société. Ou parler un peu de la vie, et de ma vie. Parce que ça aussi, ça m’oppresse : l’idée de disparaître de la conscience de mes proches et moins proches. Je suis sur Instagram depuis le début, lui et moi, c’est une longue histoire. Après quinze ans de vie commune, l’app semble indissociable de ma personne, elle a fini par faire partie de mon identité. « Et c’est là tout le nœud du problème, explique le Pr Dom. Notre vie sociale, et donc notre identité, est désormais liée aux réseaux. » Quoi qu’il en soit, je m’autorise à poster de temps en temps – une désintox à la fois.
Un nouveau départ ?
Une overdose d’Instagram plus tard, j’ai réduit de moitié les 2 087 comptes suivis – il se pourrait cependant que je réintègre @farine_furniture. Je respecte les plages horaires de Brick. Et puis, vu les limites de mon « budget temps », je fais vraiment gaffe à ce que je regarde. Je zappe plus vite pour me concentrer sur ce qui en vaut la peine. Ce qui m’aide aussi, parce qu’après quinze ans, les automatismes sont fameusement ancrés, c’est de déposer mon téléphone verrouillé hors de portée, pour vraiment me détacher de cette brique qu’il est devenu. Du coup, je me contente de fixer le vide ou de faire tourner ma bague autour de mon doigt quand je rédige un article et que les mots ne viennent pas. En attendant devant l’école, j’écoute vraiment la radio. Je regarde Hacks sur Netflix sans second écran. Le bonheur.
Notre vie sociale, et donc notre identité, est désormais liée aux réseaux.
Du moins, quand j’arrive à regarder la télé. Car souvent, je tombe de fatigue. « C’est courant, confirme notre addictologue. Je l’observe en consultation : au début, il y a une euphorie liée aux premières étapes du sevrage, mais une fois cet effet dissipé, les personnes ressentent un vide durant les premières semaines ou mois, et se plaignent de fatigue. » Allez, je garde espoir. Et d’ailleurs, vous savez quoi ? Je me suis remise à lire ! Un super roman, qui interroge justement la possibilité de repartir à zéro. Ça tombe bien. Je pose la question au Pr Dom, qui me confirme qu’on peut sortir de la dépendance. Le temps que ça prend est très variable, en général il faut compter deux à trois mois. « Voyez ce temps comme une invitation à chercher des stimuli et des façons plus naturelles de concentrer votre attention. » Comme lire. Ou creuser une piscine, tiens.
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Pour plus de psychologie
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